n°25, mai 2010 Jean-François Bayart Directeur de recherche au CNRS (SciencesPo-CERI) Fausses frayeurs, vraies erreurs, ou comment « perdre la Turquie » Après avoir snobé la Turquie, l’Europe s’inquiète maintenant de la voir s’éloigner. Elle discerne dans l’activisme d’Ankara au Proche et au Moyen-Orient une stratégie de substitution par rapport à l’adhésion à l’Union européenne. Elle impute au musulman Tayyip Erdogan des visées « néo-ottomanes ». Ce faisant, elle continue de ne rien comprendre au film. Ankara n’a nullement renoncé à rejoindre l’Union européenne bien que celle-ci soit aujourd’hui moins désirable qu’il y a quelques années, et que les rebuffades infligées à l’opinion publique turque aient incontestablement douché son europhilie. L’AKP ne cherche pas dans le monde arabo-musulman, dans le Caucase ou en Asie centrale un champ de compensation, ni même une monnaie d’échange avec Bruxelles. Il assume la puissance politique et économique d’un pays émergent, moins fort de son passé historique que de son dynamisme actuel et de ses potentialités. Il reprend à son compte des choix que Turgut Özal et les industriels avaient déjà faits dans les années 1980 et que la chute de l’Empire soviétique avait permis d’amplifier, en même temps que la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988), celle du Koweït (1990-1991) et l’endiguement de Saddam Hussein les avaient contrariés. La Turquie est dans un rôle déjà ancien quand elle se pose en médiatrice ...
Jean-François Bayart Directeur de recherche au CNRS (SciencesPo-CERI) Fausses frayeurs, vraies erreurs, ou comment perdre la Turquie »
Après avoir snobé la Turquie, lEurope sinquiète maintenant de la voir séloigner. Elle discerne dans lactivisme dAnkara au Proche et au Moyen-Orient une stratégie de substitution par rapport à ladhésion à lUnion européenne. Elle impute au musulman Tayyip Erdogan des visées néo-ottomanes ». Ce faisant, elle continue de ne rien comprendre au film. Ankara na nullement renoncé à rejoindre lUnion européenne bien que celle-ci soit aujourdhui moins désirable quil y a quelques années, et que les rebuffades infligées à lopinion publique turque aient incontestablement douché son europhilie. LAKP ne cherche pas dans le monde arabo-musulman, dans le Caucase ou en Asie centrale un champ de compensation, ni même une monnaie déchange avec Bruxelles. Il assume la puissance politique et économique dun pays émergent, moins fort de son passé historique que de son dynamisme actuel et de ses potentialités. Il reprend à son compte des choix que Turgut Özal et les industriels avaient déjà faits dans les années 1980 et que la chute de lEmpire soviétique avait permis damplifier, en même temps que la guerre entre lIrak et lIran (1980-1988), celle du Koweït (1990-1991) et lendiguement de Saddam Hussein les avaient contrariés. La Turquie est dans un rôle déjà ancien quand elle se pose en médiatrice entre Israël, quelle avait reconnu dès sa création, et les pays arabo-musulmans. Un élément nouveau est quelle a surmonté ses principaux contentieux avec la Grèce et la Syrie, et quelle est peut-être en passe de le faire avec lArménie. Un autre facteur inédit est la détermination quasi suicidaire avec laquelle Israël saliène son principal allié dans la région, en dépit de la coopération militaire qui le lie à lui depuis 1996. Enfin, la Turquie est désormais la
quinzième économie mondiale, dont les taux de croissance oscillent, bon an mal an, entre 5 % et 10 % et qui entend trouver des marchés à sa mesure. Pour autant, son rôle régional na rien de néo-ottoman », comme se plaisent à le dire, par facilité orientaliste, nombre de commentateurs ou dhommes politiques ouest-européens. Il sinscrit dans le contexte dun système dEtats-nations qui est en effet issu du démantèlement de lEmpire ottoman et de lempire des Habsbourg, puis de la dissolution des empires coloniaux, mais qui précisément se situe aux antipodes dun monde impérial. Ankara avait déjà fait clairement savoir, pendant les guerres balkaniques des années 1990, que le passé ottoman était révolu et que même la Macédoine ne faisait pas partie de ses nécessités stratégiques. Par ailleurs, la Turquie joue désormais à léchelle globale »,comme lont montré les visites respectives dAbdullah Gül en Afrique et de Tayyip Erdogan en Amérique latine. En revanche, lUnion européenne court deux autres dangers à force de tenir à distance Ankara. Le premier serait dévider le processus dadhésion de toute crédibilité et de ne laisser à la Turquie que la stratégie dufree rider, soucieux de ses seuls intérêts, dont le nationalisme solipsiste et nucléaire serait lexpression, et qui trouverait dans la Russie de Poutine ou lIran dAhmadinejad ses interlocuteurs naturels. Dores et déjà, le rapprochement avec Moscou et Téhéran est impressionnant. Le second risque est de pousser Ankara dans le camp des pays émergents que tente une nouvelle forme de non-alignement. Le camouflet que les Occidentaux ont administré à Erdogan et à Lula après laccord de Téhéran au sujet du nucléaire iranien, en lui refusant toute pertinence et en faisant passer devant le Conseil de sécurité un train supplémentaire de sanctions, est une erreur historique. Car la Turquie et le Brésil négociaient depuis lété avec leurs encouragements, notamment ceux de ladministration Obama, désireuse de trouver par petits pas une issue diplomatique au contentieux avec la République islamique, et de Nicolas Sarkozy, prêt à troquer Clotilde Reiss contre un plat duranium. Voudrait-on rendre enragés Lula et Erdogan, et faire dAhmadinejad le Mossadegh de latome, que lon ne sy prendrait pas autrement.
Sociétés politiques comparées, n°25, mai 2010 http://www.fasopo.org