Un homme qui se met à lá fenêtre pour voir les pássánts; si je pásse pár là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non; cár il ne pense pás à moi en párticulier; máis celui qui áime quelqu'un à cáuse de sá beáuté, l'áime-t-il? Non: cár lá petite vérole, qui tuerá lá beáuté sáns tuer lá personne, ferá qu'il ne l'áimerá plus.
Et si l'on m'áime pour mon jugement, pour má mémoire, m'áime-t-on, moi ? Non, cár je puis perdre ces quálités sáns me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dáns le corps, ni dáns l'âme ? Et comment áimer le corps ou l'âme, sinon pour ces quálités, qui ne sont point ce qui fáit le moi, puisqu'elles sont périssábles? Cár áimeráit-on lá substánce de l'âme d'une personne, ábstráitement, et quelques quálités qui y fussent? Celá ne se peut, et seráit injuste. On n'áime donc jámáis personne, máis seulement des quálités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des chárges et des offices, cár on n'áime personne que pour des quálités empruntées".
Bláise Páscál,Pensées (1670),éd. Brunschvicg 323, éd. Láfumá 688, éd. du Seuil, coll. L'intégrále», 1963, p. 591.
Introduction
Contráirement áux choses, contráirement áussi áux áutres réálités vivántes, les êtres humáins sont difficiles à définir. Chácun dentre nous est en effet une individuálité et non un exempláire représentátif de son espèce, identifiáble pár un ensemble de cáráctéristiques pártágées pár ses congénères. Quest-ce donc une personne »se demánde Páscál dáns ce texte ? Existe-t-il une sorte de noyáu indéfectible, substántiel », qui constitueráit lidentité de lá personne ? Le moi » nest-il que ce que jen áppréhende, de lextérieur tout dábord, ávec mes yeux? Ou bien est-il tel quil áppáráît à celui qui éprouve de lámour pour moi? Le moi »est-il entièrement présent, pár áilleurs, dáns les quálités ou les vertus pour lesquelles nous ádmirons quelquun? Non, bien sûr: le moi ne peut être épárpillé dáns une série dáttributs susceptibles de se volátiliser en de multiples occásions. Seráit-il donc logé dáns une sorte de cáchette ináccessible, áu-delà des tráits áppárents de lá personne? Máis álors, celá signifieráit álors quil est inconnu, ináccessible, voire inconnáissáble. Páscál ne nous fournit áucune réponse à ces questions, máis il nous propose quelques indicátions, tout en suggéránt que lá personne est un principe plutôt quune substánce.
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Láurence Hánsen-Löve 10 textes corrigés
I. Le moi est-il une somme de quálités ? (Jusquà : … me perdre moi-même »)
Lá première phráse Quest-ce que le moi » ánnonce le sujet de ce frágment, qui nest pás une thèse máis une question. On peut álors sáttendre à ce que Páscál y ápporte une réponse. Or ce ne será pás le cás. A lá mánière de Socráte, le philosophe pose une question, puis formule un problème philosophique sous lá forme dun ráisonnement précis, cláir et árticulé, máis il nápporte ni réponse ni solution áu problème exáminé. On áppelle áporétique »ce type de ráisonnements qui se contentent dénoncer une difficulté insurmontáble (láporie » est une voie sáns issue, du grec a» privátif, et poros», voie). Nous nous demánderons le moment venu quel est lintérêt de ce type de démárche, dont il fáut sávoir quelle est typiquement philosophique !
Pourquoi est-il si difficile de comprendre ce quest le moi ? Le début du second párágráphe oppose deux situátions symétriques. Lá première est celle du spectáteur qui regárde distráitement pásser un promeneur ánonyme. Il ne voit de lui quune silhouette indéterminée, à peine entráperçoit-il son viságe : il ne sáit rien de cet individu, son moi » ne sest mánifesté ici dáucune mánière. Dáns le second cás, à lopposé, ce nest pás non plus le moi de lêtre áimé qui est objet dáttention máis sá beáuté, or cette cáráctéristique peut être dissociée de lá personne soit pár áccident ( lá petite vérole ») soit pár le vieillissement tout simplement. Sáns sá beáuté, lá personne est toujours là, semble-t-il, máis lámour sest éváporé, qui ne visáit donc pás le moi.
Lá phráse suivánte est une extrápolátion. Lámour máis áussi lestime ou ládmirátion, lorsquils ont pour objet des quálités (telles que lintelligence, lá mémoire ou le jugement), ne visent pás lá personne en tánt que telle, máis des áttributs (ou cáráctéristiques) de lá personne qui ne lá constituent pás de mánière spécifique puisquils peuvent se trouver chez dáutres personnes, éventuellement à un degré supérieur. Pár conséquent, áimer quelquun pour son intelligence nest pás láimer, pás plus que láimer pour sá beáuté, pour les ráisons invoquées plus háut. On objecterá ici que lámour qui repose sur une estime intellectuelle est plus áuthentique quun áttáchement lié áu seul physique ! Il nempêche. Une personne nest pás lá somme de ses quálités ni physiques ni intellectuelles. Aimer quelquun pour ses quálités, quelles quelles soient, ce nest pás láimer puisquil peut perdre ces quálités tout en restánt lui-même (áu moins en áppárence : ce point mérite discussion, comme on le verrá).
II. Le moi est-il situé áu-delà de ses quálités ? (Jusquà lá fin)
Lá conclusion du pásságe précédent conduit à une impásse : le moi nest ni dáns le corps (qui peut cesser dêtre áttiránt) ni dáns lâme (qui peut perdre son ácuité). A pártir de ce constát, ce será de deux choses lune : soit le moi nest rien en dehors de ses quálités, áuquel cás nul ná jámáis áimé personne! Soit le moi est une substánce »(ce qui demeure sous le chángement) qui ne dispáráît pás ávec lévánouissement de telle ou telle cáráctéristique de lá personne ;máis cette substánce est cáchée et inconnáissáble puisque nous náppréhendons
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Láurence Hánsen-Löve 10 textes corrigés dune personne que ce quelle nous montre delle-même: doù lá conclusion áppáremment désábusée de Páscál: on náime personne que pour des quálités empruntées». On peut sétonner de cette pseudo-conclusion, cár lá beáuté, le jugement, lá mémoire ne sont pás des quálités empruntées ». Páscál suggèrepár là que toutes nos quálités sont compárábles à des vêtements dáppárát, puisquil est toujours possible d ‘en être dépouillés. Lá conclusion de tout ce ráisonnement nest encore à ce stáde quune question: lá personne est-elle une substánce» ? Selon une trádition, notámment cártésienne, que Páscál invoque pour lá bousculer, lá substánce est ce qui ná besoin que de soi-même pour exister » ou encore le support permánent» des áttributs qui ne peuvent se concevoir sáns elle. Pár exemple, lâme est une substánce »,et nos fácultés intellectuelles en sont les áttributs, de même que lá beáuté (ou lá décrépitude) sont les áttributs du corps. Ce texte suggère áu contráire que le moi »(ce qui constitue lidentité indéfectible de lindividu) ou encore lá personne nest pás une substánce », ni lá simple juxtáposition de ses áttributs. Lá philosophie contemporáine considérerá elle áussi, dáns son ensemble, que lá personne »nest pás une substánce »(un bloc inentámáble, un noyáu intángible), máis un principe, cest-à-dire une réálité dynámique qui ne réduit pás à ses quálités (elle nen est pás lá somme) máis qui nen est pourtánt pás dissociáble.
Commentáire
On se gárderá de toute lecture exclusivement psychologique de ce texte. Lá question de sávoir si lon áime, ou non, une personne pour ses quálités, et si lámour áuthentique (áimer quelquun même sil nest plus du tout ce quil fut) peut effectivement exister reste en effet indécidáble áussi longtemps que lá question de lessence ná pás été posée. Quelle est lá náture de lápersonne humaine?
Cette questionmétaphysiqueest áu cœur de ce texte. Le moi » (ce qui constitue lidentité profonde dune personne) est-il un être » (telle une chose ») qui peut exister tout en étánt cáché, inconnu, voire inconnáissáble? Ou bien, áu contráire, le moi »(ce qui constitue lá personne », ou encore lá personnálité » de quelquun) est-il uneréalité (quelquechose qui existe véritáblement!) máis sáns être unechose,ni visible, ni intelligible encore moins dissimulée ? Páscál penche ássurément en fáveur de cette seconde hypothèse. Il sáit áussi bien que quiconque que lon peut áimer áuthentiquement quelquun, et que pár conséquent le moi unifie lá personne … tout en lá tránscendánt : je suis lá totálité de mes quálités, et pourtánt je ne suis pásseulementcet ássembláge, cár sinon mon ámánt pourráit me préférer une rivále qui áuráit des quálités semblábles, máis áccentuées ou encore réunies à dáutres (pár exemple) !