Mme la Comtesse de Ségur
(née Rostopchine)
LES MALHEURS
DE SOPHIE
(1858)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I – La poupée de cire. ...............................................................5
II – L’enterrement. ..................................................................11
III – La chaux.......................................................................... 13
IV – Les petits poissons. ......................................................... 16
V – Le poulet noir.22
VI – L’abeille...........................................................................26
VII – Les cheveux mouillés..................................................... 31
VIII – Les sourcils coupés. .....................................................34
IX – Le pain des chevaux........................................................37
X – La crème et le pain chaud. ...............................................42
XI – L’écureuil. .......................................................................47
XII – Le thé. ............................................................................55
XIII – Les loups. .....................................................................64
XIV – La joue écorchée...........................................................70
XV – Élisabeth. 77
XVI – Les fruits confits.......................................................... 80
XVII – Le chat et le bouvreuil.................................................92
XVIII – La boîte à ouvrage. .................................................. 101
XIX – L’âne. ..........................................................................108
XX – La petite voiture........................................................... 126
XXI – La tortue..................................................................... 135
- 2 - XXII – Le départ................................................................... 143
À propos de cette édition électronique..................................151
- 3 - À ma petite-fille
ÉLISABETH FRESNEAU
Chère enfant, tu me dis souvent : Oh ! grand’mère, que je
vous aime ! vous êtes si bonne ! Grand’mère n’a pas toujours
été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants
comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des
histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup
connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue
douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était
menteuse, elle est devenue sincère ; elle était voleuse, elle est
devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue
bonne. Grand’mère a tâché de faire de même. Faites comme
elle, mes chers petits enfants ; cela vous sera facile, à vous qui
n’avez pas tous les défauts de Sophie.
COMTESSE DE SÉGUR,
née Rostopchine.
- 4 - I – La poupée de cire.
Ma bonne, ma bonne, dit un jour Sophie en accourant dans
sa chambre, venez vite ouvrir une caisse que papa m’a envoyée
de Paris ; je crois que c’est une poupée de cire, car il m’en a
promis une.
LA BONNE. – Où est la caisse ?
SOPHIE. – Dans l’antichambre : venez vite, ma bonne, je
vous en supplie.
La bonne posa son ouvrage et suivit Sophie à l’antichambre.
Une caisse de bois blanc était posée sur une chaise ; la bonne
l’ouvrit. Sophie aperçut la tête blonde et frisée d’une jolie
poupée de cire ; elle poussa un cri de joie et voulut saisir la
poupée, qui était encore couverte d’un papier d’emballage.
LA BONNE. – Prenez garde ! ne tirez pas encore ; vous
allez tout casser. La poupée tient par des cordons.
SOPHIE. – Cassez-les, arrachez-les ; vite, ma bonne, que
j’aie ma poupée.
La bonne, au lieu de tirer et d’arracher, prit ses ciseaux,
coupa les cordons, enleva les papiers, et Sophie put prendre la
plus jolie poupée qu’elle eût jamais vue. Les joues étaient roses
avec de petites fossettes ; les yeux bleus et brillants ; le cou, la
poitrine, les bras en cire, charmants et potelés. La toilette était
très simple : une robe de percale festonnée, une ceinture bleue,
des bas de coton et des brodequins noirs en peau vernie.
Sophie l’embrassa plus de vingt fois, et, la tenant dans ses
bras, elle se mit à sauter et à danser. Son cousin Paul, qui avait
cinq ans, et qui était en visite chez Sophie, accourut aux cris de
joie qu’elle poussait.
- 5 -
Paul, regarde quelle jolie poupée m’a envoyée papa ! s’écria
Sophie.
PAUL. – Donne-la-moi, que je la voie mieux.
SOPHIE. – Non, tu la casserais.
PAUL. – Je t’assure que j’y prendrai bien garde ; je te la
rendrai tout de suite.
Sophie donna la poupée à son cousin, en lui recommandant
encore de prendre bien garde de la faire tomber. Paul la
retourna, la regarda de tous les côtés, puis la remit à Sophie en
secouant la tête.
SOPHIE. – Pourquoi secoues-tu la tête ?
PAUL. – Parce que cette poupée n’est pas solide ; je crains
que tu ne la casses.
SOPHIE. – Oh ! sois tranquille, je vais la soigner tant, tant
que je ne la casserai jamais. Je vais demander à maman
d’inviter Camille et Madeleine à déjeuner avec nous, pour leur
faire voir ma jolie poupée.
PAUL. – Elles te la casseront.
SOPHIE. – Non, elles sont trop bonnes pour me faire de la
peine en cassant ma pauvre poupée.
Le lendemain, Sophie peigna et habilla sa poupée, parce que
ses amies devaient venir. En l’habillant, elle la trouva pâle.
« Peut-être, dit-elle, a-t-elle froid, ses pieds sont glacés. Je vais
la mettre un peu au soleil pour que mes amies voient que j’en ai
- 6 - bien soin et que je la tiens bien chaudement. » Sophie alla
porter la poupée au soleil sur la fenêtre du salon.
« Que fais-tu à la fenêtre, Sophie ? » lui demanda sa
maman.
SOPHIE. – Je veux réchauffer ma poupée, maman ; elle a
très froid.
LA MAMAN. – Prends garde, tu vas la faire fondre.
SOPHIE. – Oh non ! maman, il n’y a pas de danger : elle
est dure comme du bois.
LA MAMAN. – Mais la chaleur la rendra molle ; il lui
arrivera quelque malheur, je t’en préviens.
Sophie ne voulut pas croire sa maman, elle mit la poupée
étendue tout de son long au soleil, qui était brûlant.
Au même instant elle entendit le bruit d’une voiture :
c’étaient ses amies qui arrivaient. Elle courut au-devant d’elles ;
Paul les avait attendues sur le perron ; elles entrèrent au salon
en courant et parlant toutes à la fois. Malgré leur impatience de
voir la poupée, elles commencèrent par dire bonjour à
Mme de Réan, maman de Sophie ; elles allèrent ensuite à
Sophie, qui tenait sa poupée et la regardait d’un air consterné.
MADELEINE, regardant la poupée. – La poupée est
aveugle, elle n’a pas d’yeux.
CAMILLE. – Quel dommage ! comme elle est jolie !
MADELEINE. – Mais comment est-elle devenue aveugle !
Elle devait avoir des yeux.
- 7 - Sophie ne disait rien ; elle regardait la poupée et pleurait.
MADAME DE RÉAN. – Je t’avais dit, Sophie, qu’il
arriverait un malheur à ta poupée si tu t’obstinais à la mettre au
soleil. Heureusement que la figure et les bras n’ont pas eu le
temps de fondre. Voyons, ne pleure pas ; je suis très habile
médecin, je pourrai peut-être lui rendre ses yeux.
SOPHIE, pleurant. – C’est impossible, maman, ils n’y sont
plus.
Mme de Réan prit la poupée en souriant et la secoua un
peu ; on entendit comme quelque chose qui roulait dans la tête.
« Ce sont les yeux qui font le bruit que tu entends, dit
Mme de Réan ; la cire a fondu autour des yeux, et ils sont
tombés. Mais je tâcherai de les ravoir. Déshabillez la poupée,
mes enfants, pendant que je préparerai mes instruments. »
Aussitôt Paul et les trois petites filles se précipitèrent sur la
poupée pour la déshabiller. Sophie ne pleurait plus ; elle
attendait avec impatience ce qui allait arriver.
La maman revint, prit ses ciseaux, détacha le corps cousu à
la poitrine ; les yeux, qui étaient dans la tête, tombèrent sur ses
genoux ; elle les prit avec des pinces, les replaça où ils devaient
être, et, pour les empêcher de tomber encore, elle coula dans la
tête, et sur la place où étaient les yeux, de la cire fondue qu’elle
avait apportée dans une petite casserole ; elle attendit quelques
instants que la cire fût refroidie, et puis elle recousit le corps à la
tête.
Les petites n’avaient pas bougé. Sophie regardait avec
crainte toutes ces opérations, elle avait peur que ce ne fût pas
bien ; mais, quand elle vit sa poupée raccommodée et aussi jolie
qu’auparavant, elle sauta au cou de sa maman et l’embrassa dix
fois.
- 8 - « Merci, ma chère maman, disait-elle, merci : une autre fois
je vous écouterai, bien sûr. »
On rhabilla bien vite la poupée, on l’assit sur un petit
fauteuil et on l’emmena promener en triomphe en chantant :
Vive maman ! De baisers je la mange. Vive maman ! Elle
est notre bon ange.
La poupée vécut très longtemps bien soignée, bien aimée ;
mais petit à petit elle perdit ses charmes, voici comment.
Un jour, Sophie pensa qu’il était bon de laver les poupées,
puisqu’on lavait les enfants ; elle prit de l’eau, une éponge, du
savon, et se mit à débarbouiller sa poupée ; elle la débarbouilla
si bien, qu’elle lui enleva toutes ses couleurs : les joues et les
lèvres devinrent pâles comme si elle était malade, et restèrent
toujours sans couleur. Sophie pleura, mais la poupée resta pâle.
Un autre jour, Sophie pensa qu’il fallait lui friser les
cheveux ; elle lui mit donc des papillotes : elle les passa au fer
chaud, pour que les cheveux fussent mieux frisés. Quand elle lui
ôta ses papillotes, les cheveux restèrent dedans ; le fer était trop
chaud, Sophie avait brûlé les cheveux de sa poupée, qui était
chauve. Sophie pleura, mais la poupée resta chauve.
Un autre jour encore, Sophie, qui s’occupait beaucoup de
l’éducation de sa poupée, voulut lui apprendre à faire des tours
de force. Elle la suspendit par les bras à une ficelle ; la poupée,
qui ne tenait pas bien, tomba et