Revue internationale de droit comparé - Année 2006 - Volume 58 - Numéro 4 - Pages 1049-1093 «Il est difficile, aujourd’hui, de prétendre mener une réflexion sur la responsabilité des juges sans se tourner vers les régimes de responsabilité des magistrats institués dans les grandes démocraties. La technique comparative permet en effet d’observer comment, ici et ailleurs, sont résolues certaines contradictions que la consécration de tels régimes engendre nécessairement, telles la volonté, d’une part, d’assurer ou de permettre la mise en cause des juges lorsque, par leur comportement ou leur décision, ils causent un dommage ou méconnaissent les devoirs de leur état; et d’autre part, la volonté de préserver leur liberté de jugement, de garantir l’autorité de leurs décisions, soit, en un mot, d’assurer leur indépendance. La recherche d’un point d’équilibre entre ces impératifs divergents semble commune à tous les pays, à toutes les cultures. Elle se traduit alors par la mise en place de mécanismes juridiques tendant à limiter -si ce n’est à faire obstacle -à la mise en cause des juges. Ce sont autant de mécanismes compensatoires destinés à atténuer la rigueur de l’admission d’un principe général de responsabilité des juges, que ce soit en matière civile, pénale ou disciplinaire». It is difficult to discuss today about the liability of judges without looking at the liability regimes set up in this area in the leading democracies of the world. The view point of comparative law is essential to observe how, in this country as in others, contradictory issues are resolved, such as the on the one hand the desire to hold judges liable when, due to their decisions or comportment, they have caused a wrong or disregarded their duties, and on the other hand, the desire to preserve their freedom of judgement and to ensure the authority of their decisions, that is to say, to safeguard their independence. Striking the balance between these divergent mandatory requirements appears to be a common goal to all countries and legal cultures. This is expressed through the setting up of legal mechanisms which tend to limit, when they do not bar, the liability of judges. These legal mechanisms, which are of a compensatory nature, lighten the liability of judges in civil, criminal and disciplinary matters. 45 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
LA RESPONSABILITÉ DES JUGES, ICI ET AILLEURS1Guy CANIVET∗et Julie JOLY-HURARD∗∗« Il est difficile, aujourdhui, de prétendre mener une réflexion sur la responsabilité des juges sans se tourner vers les régimes de responsabilité des magistrats institués dans les grandes démocraties. La technique comparative permet en effet dobserver comment,ici et ailleursque la consécration de tels régimes engendre, sont résolues certaines contradictions nécessairement, telles la volonté, dune part, dassurer ou de permettre la mise en cause des juges lorsque, par leur comportement ou leur décision, ils causent un dommage ou méconnaissent les devoirs de leur état ; et dautre part, la volonté de préserver leur liberté de jugement, de garantir lautorité de leurs décisions, soit, en un mot, dassurer leur indépendance. La recherche dun point déquilibre entre ces impératifs divergents semble commune à tous les pays, à toutes les cultures. Elle se traduit alors par la mise en place de mécanismes juridiques tendant à limiter - si ce nest à faire obstacle - à la mise en cause des juges. Ce sont autant de mécanismes compensatoires destinés à atténuer la rigueur de ladmission dun principe général de responsabilité des juges, que ce soit en matière civile, pénale ou disciplinaire ». It is difficult to discuss today about the liability of judges without looking at the liability regimes set up in this area in the leading democracies of the world. The view point of comparative law is essential to observe how, in this country as in others, contradictory issues are resolved, such as the on the one hand the desire to hold judges liable when, due to their decisions or comportment, they have caused a wrong or disregarded their duties, and on the other hand, the desire to preserve their freedom of judgement and to ensure the authority of their decisions, that is to say, to safeguard their independence. Striking the balance between these divergent mandatory requirements appears to be a common goal to 1Cet article constitue une version remaniée de lintervention faite par le premier président Guy Canivet aux Entretiens dAguesseau, qui se sont tenus à Limoges le 18 novembre 2005 et qui avaient pour thème « La Responsabilité des juges ». ∗Premier Président de la Cour de cassation. ∗∗Maître de conférences à lUniversité Panthéon-Assas (Paris II).
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all countries and legal cultures. This is expressed through the setting up of legal mechanisms which tend to limit, when they do not bar, the liability of judges. These legal mechanisms, which are of a compensatory nature, lighten the liability of judges in civil, criminal and disciplinary matters. Loin de la polémique, la réflexion menée sur la responsabilité des juges ne peut se concevoir sans référence aux régimes de responsabilité existant dans les grandes démocraties. La hantise du mauvais juge est effectivement commune à toutes les cultures, à tous les pays. Quel justiciable mécontent na pas rêvé de retourner le glaive contre celui qui la frappé, davilir ou de fustiger le juge qui la injustement condamné ou mal jugé ? Rendre la blessure, faire subir la souffrance endurée, ce fantasme nest malheureusement pas toujours dénué de fondement ; il repose parfois sur une réalité objective. La justice est rendue par les hommes ; aucun nest infaillible. Il peut donc arriver que, par son comportement, sa décision ou sa carence, le juge - comme toute autre personne - cause un dommage privé ou un trouble social. Dans ce cas, et précisément en raison de sa qualité de juge, peut-il engager sa responsabilité ? Doit-il être sanctionné à hauteur de la faute commise ? Assurément, il existe aujourdhui une revendication citoyenne de sanction du juge qui aurait failli à sa mission, plus ou moins prononcée dailleurs selon les pays considérés. La légitimité actuelle du juge, son autorité, ne reposeraient donc plus uniquement sur le pouvoir de juger que lui confère la loi, mais aussi sur sa manière de juger. Il pourrait dès lors engager sa responsabilité à raison de la qualité de ses décisions ou bien de leurs conséquences. Être responsable, cest, classiquement, avoir le sens des responsabilités ; cest décider, agir ou sabstenir de le faire en conscience, en acceptant den assumer les conséquences, éventuellement sous la forme dune sanction, comme celle de lobligation de réparer le dommage que lon a causé par sa faute. Cette approche de la responsabilité met alors en lumière une première difficulté : comment assurer que la mise en cause du juge du fait de son comportement ou de sa décision ne portera pas atteinte à son autorité ou némoussera pas sa faculté de trancher ? Ainsi se manifeste une première tension, entre responsabilité et autorité du juge. Cette tension en révèle aussitôt une seconde. Dès lors quelle provoque un sentiment populaire exprimé comme une aspiration collective, la revendication dune responsabilité des juges est relayée par le pouvoir politique. Elle sinsère alors dans une relation complexe entre lautorité judiciaire et les autres
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pouvoirs - législatif et exécutif -, dévoilant que ces pouvoirs ne sont pas naturellement enclins à renforcer, ni même à garantir lautorité du juge. Il peut même arriver quen cas de conflit entre le pouvoir politique et lautorité judiciaire, laffaiblissement du juge soit délibéré. Lidée sous-jacente est alors, en invoquant une exigence populaire, réelle ou supposée, naturelle ou provoquée, danéantir ou tout au moins de réduire la portée ou limpact de la condamnation, en discréditant celui qui la prononcée. Alors apparaît une seconde tension, opposant la responsabilité du juge à son indépendance. La technique comparative permet de rechercher comment, ici et ailleurs, ces apparentes contradictions sont résolues. Il sen dégage, sans véritable surprise, que les solutions retenues sont diversifiées et fonction des traditions juridiques ou des contextes conjoncturels. Un examen plus minutieux met en évidence une approche profondément différente selon quil sagit de pays deCommon Lawou de pays de droit civil, encore que les réformes entreprises récemment en Grande-Bretagne brouillent la répartition. Ainsi, classiquement, dans le monde anglo-saxon, cest une image valorisée du juge et de son pouvoir qui retient lattention. Sélectionné au terme dun processus rigoureux, le juge, auréolé de prestige, façonne un droit évolutif puisquil jouit de la faculté de le créer. Dès lors, il forme avec ses pairs une véritable élite sociale et intellectuelle. Nulle surprise, donc, à ce que son erreur soit à peine concevable. En revanche, le modèle continental se caractérise par une image plus banalisée du « juge- fonctionnaire »2. Simple interprète de la loi, ce dernier est plus aisément susceptible dêtre mis en cause, au même titre que nimporte quel autre agent de lÉtat. La commission dune faute par le juge apparaît, dès lors, bien moins inconcevable que dans les systèmes deCommon law. Enfin, le traitement de la responsabilité du juge varie également suivant la conjoncture institutionnelle du pays considéré. Ce nest pas un hasard si la question de la responsabilité des juges surgit fréquemment dans les pays et à des époques où surviennent des dissensions, sinon des conflits, entre lautorité judiciaire et la classe politique, en raison de poursuites et/ou de condamnations de titulaires de mandats électifs, donc de lirruption, mal supportée, des juges dans la vie politique. Afin de considérer, en droit comparé, lapproche que nombre dÉtats ont de la question de la responsabilité des juges, la Cour de cassation a sollicité divers réseaux, notamment européens3 francophones et4. Il ressort de cette large consultation que, quel que soit le domaine de responsabilité envisagé -2 Y. DESDEVISES, « Quelques remarques sur la responsabilité des juges », inJustice et droits fondamentaux, Etudes offertes à Jacques Normand, Paris, Litec, 2003, p. 167 et s., spéc. p. 169. 3de Cours Suprêmes Judiciaires de lUnion européenne.Réseau des Présidents 4AHJUCAF : Association des Hautes Juridictions de Cassation des pays ayant en partage lUsage du Français.
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responsabilité pénale, civile ou disciplinaire5 - ici comme ailleurs, tous ces régimes se caractérisent par la recherche dun point déquilibre entre des impératifs divergents ; en particulier, concilier la responsabilité des juges avec leur indépendance et leur autorité. I. LA RESPONSABILITÉ PÉNALE DES JUGES La consécration dun principe de responsabilité pénale du juge nest pas nécessairement antinomique avec les exigences de protection de lindépendance et de lautorité de ce dernier, ainsi quen atteste la grande majorité des systèmes juridiques mis en place à travers le monde. La tendance générale est en effet celle de la soumission du juge à un régime de responsabilité pénale, quil sagisse du régime de droit commun, applicable à tous les citoyens ou dun régime spécial, tantôt commun à tous les agents publics, tantôt propre à la fonction de juge. Néanmoins, pour éviter que linstauration de tels régimes ne paralyse laction du juge, pour que ce dernier reste à labri de toute stratégie dintimidation ou de déstabilisation, certains États ont pris le parti de faire bénéficier le juge dimmunités particulières ou de privilèges de juridiction. A. -Le principe de responsabilité pénale des jugesLa reconnaissance dun principe de responsabilité pénale des juges est très largement observée, ici, comme ailleurs. 1. Exemples étrangers La majorité des États ne retient pas dimmunité spécifique pour les juges en matière pénale6. Ceux-ci sont donc tenus de répondre personnellement des crimes et délits quils viendraient à commettre, dans lexercice de leurs fonctions comme en dehors de ce cadre précis, au même titre que tout autre citoyen. 5Une quatrième forme de responsabilité, inconnue du droit français, peut également être relevée : la responsabilité politique du juge, entendue comme la responsabilité pouvant être engagée devant ou à linitiative du pouvoir politique. Aux États-Unis, par exemple, ce contrôle politique peut prendre la forme de lélection des juges locaux, pratiquée dans de nombreux États, et la procédure dimpeachmentpour les juges fédéraux. V. sur ce point, E. ZOLLER : « Entre le pénal et le politique, la procédure dimpeachment»,Justices, n°2, 2000, pp. 91-101. 6Par ex. : la Belgique, Chypre, le Danemark, lEspagne, la Grèce, la Hongrie, lItalie, lIrlande, le Luxembourg, le Maroc, la Suède.