Revue internationale de droit comparé - Année 2005 - Volume 57 - Numéro 2 - Pages 399-439 Les lois que les États français et allemand ont récemment adoptées relativement au port du voile islamique sont susceptibles de diverses interprétations et reflètent ainsi les hésitations auxquelles restent confrontés ces États quant à leur modèle de neutralité religieuse. L’État français hésite encore à abandonner un modèle de neutralité principalement fondé sur l’abstention au profit d’un modèle de promotion égalitaire des différentes religions. Si les engagements internationaux incitent à la reconnaissance d’une pleine et entière liberté d’expression religieuse au profit des élèves, cet État ne peut cependant faire fi, ni des revendications communautaires exprimées par les élèves, ni du risque d’ «une école à la carte», ni des plaintes du monde enseignant directement confronté à la gestion des troubles engendrés par l’hypertrophie du droit fondamental à la liberté religieuse de l’élève. L’État allemand, quant à lui, abandonne actuellement un modèle de coopération avec les Églises chrétiennes au profit d’une véritable neutralité par promotion égalitaire des différentes religions. Encouragé sinon contraint dans cette démarche par les juridictions administrative et constitutionnelle fédérales, cet État se doit toutefois de considérer les aspirations de certains Länder qui restent fortement attachés aux liens privilégiés traditionnels avec les Églises chrétiennes.
Recent laws adopted in France and Germany to legislate on the issue of the Islamic veil are subject to various interpretations, thereby reflecting the uncertainties with which these countries are confronted when determining their model of religious neutrality. France still hesitates to abandon its model of neutrality based on abstention (Secularism) for the benefit of an approach based on an active and equal promotion of existing religious movements. If state commitments taken on the international scene favour the recognition of a full right for students to express and enjoy their religious belief, France must however take into account i) students’ wishes to stay within their own religious community, ii) the risk to evolve towards segregated schools and iii) complaints from teachers directly confronted with the tensions created by excessive application of the fundamental right to freedom of religion. Germany for its part is in the process of taking its distance from a model of cooperation with Christian churches to move towards true neutrality through equal promotion of religious movements. Encouraged or even obliged to do so by federal administrative and constitutional courts, Germany must nevertheless give weight to the stand taken by certain states (Länder) having close ties to traditional Christian churches. 41 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
LE PORT DU VOILE ISLAMIQUE DANS LE DOMAINE SCOLAIRE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE Aymeric LE GOFF∗Les lois que les États français et allemand ont récemment adoptées relativement au port du voile islamique sont susceptibles de diverses interprétations et reflètent ainsi les hésitations auxquelles restent confrontés ces États quant à leur modèle de neutralité religieuse. LÉtat français hésite encore à abandonner un modèle de neutralité principalement fondé sur labstention au profit dun modèle de promotion égalitaire des différentes religions. Si les engagements internationaux incitent à la reconnaissance dune pleine et entière liberté dexpression religieuse au profit des élèves, cet État ne peut cependant faire fi, ni des revendications communautaires exprimées par les élèves, ni du risque d« une école à la carte », ni des plaintes du monde enseignant directement confronté à la gestion des troubles engendrés par lhypertrophie du droit fondamental à la liberté religieuse de lélève. LÉtat allemand, quant à lui, abandonne actuellement un modèle de coopération avec les Églises chrétiennes au profit dune véritable neutralité par promotion égalitaire des différentes religions. Encouragé sinon contraint dans cette démarche par les juridictions administrative et constitutionnelle fédérales, cet État se doit toutefois de considérer les aspirations de certainsLänder qui restent fortement attachés aux liens privilégiés traditionnels avec les Églises chrétiennes. Recent laws adopted in France and Germany to legislate on the issue of the Islamic veil are subject to various interpretations, thereby reflecting the uncertainties with which these countries are confronted when determining their model of religious neutrality. France still hesitates to abandon its model of neutrality based on abstention (Secularism) for the benefit of an approach based on an active and equal promotion of existing religious movements. If state commitments taken on the international scene favour the recognition of a full right for students to express and enjoy their religious ∗droit, chargé denseignement à la Faculté.Docteur en
400 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2005 belief, France must however take into account i) students wishes to stay within their own religious community, ii) the risk to evolve towards segregated schools and iii) complaints from teachers directly confronted with the tensions created by excessive application of the fundamental right to freedom of religion. Germany for its part is in the process of taking its distance from a model of cooperation with Christian churches to move towards true neutrality through equal promotion of religious movements. Encouraged or even obliged to do so by federal administrative and constitutional courts, Germany must nevertheless give weight to the stand taken by certain states (Länder) having close ties to traditional Christian churches. Si la question du port du voile islamique à lécole laïque française soulève toujours autant de passions depuis ce quil est désormais convenu dappeler la « crise du foulard islamique », survenue lors dune rentrée dautomne 1989, en Allemagne également, la question du port du voile islamique à lécole divise désormais les milieux intellectuels comme populaires1En effet, on observe quoutre-rhin, au débat que lon pensait. purement français sur la notion et lavenir de la laïcité, a fait place une réflexion inédite portant sur la notion de neutralité religieuse et philosophique de lÉtat allemand. Cependant, héritiers de traditions scolaires différentes et dune autre conception du fait religieux dans lespace public, les deux États nont été confrontés à la gestion dune crise que lorsque le port du voile islamique à lécole a été le fait délèves, pour la France2, et denseignants, pour lAllemagne. Ainsi, cest avec un certain étonnement que lAllemagne a observé les méandres de la crise française du foulard islamique à lorigine provoquée par le comportement de quelques collégiennes. À linverse, la question du port du voile islamique par les 1Sur les autres aspects de la liberté religieuse de lélève mais aussi de lenseignant à lécole publique, abordés de façon comparative avec la situation au sein des écoles publiques allemandes et approfondis par une réflexion sur les modèles de neutralité religieuse pratiqués par ces deux États, v. Aymeric Le GOFF,La neutralité religieuse de lÉtat et lécole publique en France et en Allemagne, Thèse Université Paris I, 2003. 2Labsence, jusquau début des années 1990, de jurisprudence relative au port par les élèves de signes religieux sexplique avant tout par le fait quau sein dune société de tradition majoritairement chrétienne, les croix ou médailles portées autour du cou des élèves apparaissent comme des signes à la fois fort discrets souvent non susceptibles de révéler une appartenance religieuse dans la mesure où aucune règle vestimentaire ne simpose aux chrétiens, mais également par le fait que les décisions prises à lintérieur des établissements étaient considérées par le juge comme des mesures dordre intérieur non susceptibles dêtre contrôlées par lui. Cf. CE, Section, 21 oct. 1938,Lotte,Rec., p. 786 (linterdiction du port par les élèves dinsignes politiques est une mesure dordre intérieur non susceptible dêtre contrôlée) ; CE, 20 oct. 1954,Chapou,Dalloz, 1954, p. 789 et s. (le juge na pas à connaître de la mesure dordre intérieur interdisant le port de pantalon de ski). En revanche, dès 1938, le Conseil dÉtat avait eu à connaître de la légalité dune sanction infligée à une enseignante qui avait dissimulé une petite croix en or dans léchancrure de son corsage. Cf. CE, 28 avr. 1938,Delle Weiss,Rec., p. 379. V. à ce sujet infra II A.
A. LE GOFF : LE PORT DU VOILE À LÉCOLE : FRANCE-ALLEMAGNE 401 enseignants, au cur de la polémique en Allemagne depuis maintenant près dun an, na suscité aucun débat en France et ce, alors même que le Conseil dÉtat, dans ce domaine également, a été amené à rendre un avis sur la compatibilité dune telle pratique religieuse avec le principe de laïcité3. Aussi, dans cette analyse comparative, sera successivement mais distinctement abordée la question du voile islamique selon quil est porté par les élèves ou les enseignants. I. LE PORT DU VOILE ISLAMIQUE PAR LES ÉLÈVES La question de la compatibilité, avec le principe de laïcité, du port par les élèves du voile islamique a connu de nouveau en France un regain dactualité avec le vote de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de la laïcité, le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics4. La question se pose alors de déterminer si les élèves ont toujours le droit de porter un voile islamique. En Allemagne, cette question a été moins conflictuelle, bien que le port par les élèves de signe dappartenance religieuse nait pas été sans poser quelques difficultés pratiques. A. -Un revirement français ?La question des effets de la loi du 15 mars 2004 sur le régime issu des décisions de jurisprudence administrative jusquà présent dégagé en la matière mérite dêtre posée. 1. Le régime du port de signe dappartenance religieuse avant le vote de la loi du 15 mars 2004 Les conditions dans lesquelles le port du voile islamique par les élèves peut être toléré sans porter atteinte au principe de laïcité avaient jusquà présent fait lobjet dune jurisprudence du Conseil dÉtat, laquelle interprétait lavis que ce même Conseil avait rendu le 27 novembre 19895. 3CE, Avis du 3 mai 2000,Mlle Marteaux,AJDA, n°7/8, 2000, p. 673. V.infralétude de cet avis. 4 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, Cf.JO mars 2004, p. 5190 ; 17JCP, G, 2004, III, 20 032 ;RDP, n° 2-2004, pp. 306-307. 5dÉtat, Assemblée générale, 27 nov. 1989,Cf. Avis n° 346.893 du Conseil RFDA, 1990, pp. 6-9. Quant à la question de savoir si les élèves peuvent porter des signes politiques, le Conseil dÉtat ne sest pas jusquà présent directement exprimé sur ce point, mais la circulaire ministérielle Jospin du 12 déc. 1989 a étendu au port de signe dappartenance politique la solution donnée par le Conseil
402 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2005 Ces solutions peuvent être résumées de la façon suivante : les élèves bénéficient, y compris dans lenceinte de lécole publique, de la liberté dexpression religieuse6. Il en résulte pour eux le droit de porter des signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance religieuse à condition toutefois que cette pratique ne saccompagne pas de prosélytisme, de troubles au sein de létablissement, ne remette pas en cause lobligation dassiduité, ou ne constitue pas un danger pour la santé ou la sécurité des élèves. Au sujet de la première limite, le prosélytisme, le Conseil dÉtat avait certes énoncé, dans lavis rendu le 27 novembre 1989, comme limite au port dun signe dappartenance religieuse le cas des « signes dappartenance religieuse qui, par leur nature ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande »7. Toutefois, dans sa jurisprudence ultérieure, il a précisé que ce nétait jamais le signe en lui-même qui pouvait être ostentatoire, mais uniquement la façon dont il était porté8. Ce qui est interdit, ce ne sera donc jamais le signe religieux ostentatoire, mais le prosélytisme qui accompagne ce port, et encore sous de sévères conditions. En effet, à maintes reprises, le Conseil dÉtat a réaffirmé que le prosélytisme ne pouvait découler du simple port dun signe religieux, en loccurrence dun voile islamique9. Le prosélytisme ne sera retenu que lorsquun signe dÉtat dans son avis du 27 nov. 1989 sur le port de signes dappartenance à une communauté religieuse. Cf. la circulaire Jospin du 12 déc. 1989,AJDA, 1990, pp. 20-22. Cette circulaire a depuis lors été abrogée par la circulaire « Fillon » du 18 mai 2004, dite dapplication de la loi du 15 mars 2004. On notera que cette question a été posée par quelques parlementaires lors des débats précédant le vote de la loi. Néanmoins, dans un souci de rapidité, le gouvernement na pas souhaité lancer de débats à ce sujet. 6 le principe de laïcité de lenseignement public « Conseil sétant exprimé ainsi : Le impose que lenseignement soit dispensé dans le respect de la liberté de conscience des élèves. Il interdit toute discrimination dans laccès à lenseignement qui serait fondée sur les convictions ou croyances religieuses des élèves La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit dexprimer et de manifester leurs croyances religieuses à lintérieur des établissements scolaires ». Cf. Avis du 27 nov. 1989,RFDA, 1990, p. 7. 7Avis n° 346.893 du Conseil dÉtat, Assemblée générale, 27 nov. 1989,RFDA, 1990, p. 8. 8 notamment CE, 2 nov. 1992, Cf.Khérouaa,JCP ; CE, 14 mars, G, n°6, 1993, pp. 61-62 1994,Mlle Yilmaz,RDP, 1995, p. 221-249. V. A. de LAJARTRE, « Le port ostentatoire des signes religieux à lécole »,Droit administratif3 ; B. SEILLER, note sous CE, 27 nov. 1996,, févr. 1996, p. Ligue islamique du Nord et a.,M. et Mme Wissaadane et a.,M. et Mme Jeouit,JCP, G, II, pp. 139-140. 9 notamment CE, 2 nov. 1992, Cf.Khérouaa,JCP, G, n° 6, 1993, pp. 61-62 ; CE, 14 mars 1994,Mlle Yilmaz,RDP, 1995, p. 221-249, note A. de LAJARTRE ; CE, 10 mars 1995,M. et Mme Aoukili,JCP, G, n° 20, 1995, pp. 186-189 note N. VAN TUONG ; CE, 10 juill. 1995,Mlle Saglamer,AJDA, 1995, p. 647 ; CE, 20 mai 1996,Mlle Mabchour,RFDA, 1997, p. 162 ; CE, 20 mai 1996,Mlle Outamghart,RFDA, 1997, pp. 169-171 ; CE, 20 mai 1996,Khalid et Mme Stefiani,Rec., p. 460 ; CE, 27 nov. 1996,Mlle Akbaba,RFDA, 1997, p. 171 CE, 9 oct. 1996, ;Ministre de l'Éducation Nationale c/ UNAL,Dalloz, 1996, pp. 247-248 ; CE, 27 nov. 1996,M. et Mme Naderan, RFDA, 1997, p. 171 ; CE, 27 nov. 1996,Ligue islamique du Nord,RFDA, 1997, pp. 171-172 ; CE,