Le chercheur face à l’imprévisible. Construction et analyse d’un corpus pour l’étude des controverses et conflits autour de la gestion du loup et du sanglier dans les Alpes françaises 1Coralie Mounet Communication au colloque « A travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie », Arras, 18-20 juin 2008 Introduction Prendre un objet d’étude caractérisé par un contexte d’incertitudes et de controverses est particulièrement propice à une démarche réflexive du chercheur. Comment construire son corpus dans une telle situation ? Quelle posture adopter vis-à-vis des enquêtés mais également de ses pairs ? Comment se positionner dans les controverses et les conflits animant les acteurs interrogés ? Nous nous proposons dans cet article d’interroger la posture du chercheur dans la construction de son corpus. Les propositions que nous avançons sont issues d’une réflexion portant sur les conflits et les controverses se développant autour de la gestion de deux animaux "à problème", le loup et le sanglier, dans les Alpes françaises (Mounet, 2007). Le travail de « terrain » entrepris, entendu ici comme le recueil par entretien des dires des acteurs pris dans les conflits autour du loup ou du sanglier, a amené de nombreuses questions portant sur la neutralité supposée du chercheur, sur le rapport enquêteur / enquêté profane ou scientifique. Le sujet même de la recherche nous a également amené à nous positionner d’une manière ...
Le chercheur face à l’imprévisible.
Construction et analyse d’un corpus pour l’étude des
controverses et conflits autour de la gestion du loup et du
sanglier dans les Alpes françaises
1Coralie Mounet
Communication au colloque « A travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en
géographie », Arras, 18-20 juin 2008
Introduction
Prendre un objet d’étude caractérisé par un contexte d’incertitudes et de controverses est
particulièrement propice à une démarche réflexive du chercheur. Comment construire son
corpus dans une telle situation ? Quelle posture adopter vis-à-vis des enquêtés mais également
de ses pairs ? Comment se positionner dans les controverses et les conflits animant les acteurs
interrogés ?
Nous nous proposons dans cet article d’interroger la posture du chercheur dans la construction
de son corpus. Les propositions que nous avançons sont issues d’une réflexion portant sur les
conflits et les controverses se développant autour de la gestion de deux animaux "à
problème", le loup et le sanglier, dans les Alpes françaises (Mounet, 2007). Le travail de
« terrain » entrepris, entendu ici comme le recueil par entretien des dires des acteurs pris dans
les conflits autour du loup ou du sanglier, a amené de nombreuses questions portant sur la
neutralité supposée du chercheur, sur le rapport enquêteur / enquêté profane ou scientifique.
Le sujet même de la recherche nous a également amené à nous positionner d’une manière
particulière sur la question du rapport nature / culture et notamment du rapport humains / non-
humains.
Après une rapide mise en contexte de ce sujet d’étude, la spécificité de la posture adoptée
dans l’appréhension du terrain sera exposée.
I. Contexte d’étude
Bénéficiant des évolutions actuelles, environnementales, juridiques ou sociales, favorables à
leur développement, le loup et le sanglier ont connu une extension récente de leur population
en France. Le loup recolonise depuis maintenant une quinzaine d’années le territoire français,
après en avoir été éradiqué dans les années trente ; quant au sanglier, ses populations se sont
largement développées depuis une vingtaine d’années, au point de s’étendre à de nouveaux
territoires, dont les espaces montagnards. Dans ces territoires nouvellement occupés, la
présence des deux animaux a provoqué une crise. Leur progression numérique et spatiale
s’accompagne en effet de dégâts aux biens agricoles, suscitant le mécontentement des acteurs
du monde agricole : les loups s’attaquent aux troupeaux domestiques pour prélever une part
plus ou moins importante de leur alimentation et les sangliers « retournent » les champs et les
prairies en quête de céréales ou de vers de terre. Mais au-delà du mécontentement des seuls
professionnels agricoles, ces deux animaux parviennent également à mobiliser d’autres
1 UMR 5194 PACTE Territoires, Institut de Géographie Alpine, Université Joseph Fourier, Grenoble 1.
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halshs-00358929, version 1 - 4 Feb 2009acteurs. Des conflits s’installent alors entre ceux qui se rallient à la cause du monde agricole
et ceux qui revendiquent la protection ou la conservation des animaux. Ainsi, les partisans du
loup, appartenant principalement au monde de la protection de la nature s’opposent à ses
détracteurs, relevant généralement des mondes de l’élevage mais aussi de la chasse. Quant au
sanglier, ses partisans, des chasseurs de sangliers, s’opposent à des agriculteurs et à d’autres
chasseurs. A la question initiale des dégâts, se greffent alors des conflits sur les modalités de
prise en charge de ces animaux potentiellement "à problème". Or, de tels conflits sont
alimentés par un ensemble de controverses construites sur des incertitudes portant notamment
sur le comportement animal, sur l’influence humaine sur le développement des populations
animales, sur les techniques de prévention de dégâts. La présence du loup s’est par exemple
accompagnée de deux controverses, l’une sur l’origine naturelle ou humaine (par
réintroduction) de ce retour ; l’autre sur l’impact bénéfique ou néfaste du pastoralisme sur la
biodiversité (Mauz, 2005). De même, des controverses se sont développées à propos de
l’influence humaine ou naturelle sur la progression numérique des populations de sanglier. La
remise en question des pratiques agricoles et cynégétiques a également été à la base des
conflits autour du sanglier.
Dans ce cadre, la question de recherche qui nous préoccupe est de comprendre comment les
acteurs recomposent un "vivre ensemble" autour de la nouvelle donne du sanglier ou du loup.
C’est « ce qui relie » les acteurs (Micoud et Peroni, 2000) dans ces "vivre ensemble" que nous
tentons de saisir. Pour répondre à ce questionnement, le travail de « terrain » consiste en une
prospection de sept terrains ou espaces d’étude, situés dans les départements de l’Isère et de la
Drôme. Les conflits autour du loup sont étudiés dans trois espaces et les conflits autour du
sanglier dans quatre autres. Cette prospection consiste en des entretiens semi-directifs
conduits auprès de plus de soixante-dix acteurs concernés par la gestion du loup et du sanglier
au sein de ces zones d’étude.
Notons ici que la circonscription du travail de terrain consiste à tracer une limite à la fois
spatiale et sociale : nous portons en effet notre attention sur un problème particulier, les
arrangements sociaux et spatiaux autour de la question du loup ou du sanglier, dans un
territoire borné. Le choix des zones d’étude s’est basé sur des territoires appartenant à un
maillage départemental de gestion du sanglier, les unités de gestion ; sur des territoires bornés
par un maillage de protection de l’environnement (parc naturel régional, réserve naturelle,
parc national) ou encore sur la maille administrative de la commune. Il y a donc construction
du terrain par la délimitation sociale et spatiale d’un problème.
II. Un chercheur enrôlé malgré lui
Les premiers entretiens réalisés en DEA auprès d’éleveurs, à propos de leur position face au
retour du loup ont été le point de départ d’interrogations sur la posture du chercheur dans le
recueil du corpus et en particulier sur la question de sa neutralité. Malgré notre volonté de
paraître le plus neutre possible, ces éleveurs s’enquéraient systématiquement, au cours de
l’entretien, de notre position dans le conflit, tentant d’identifier notre avis sur la présence du
loup. Ce faisant, ils nous « enrôlaient » à notre insu (Callon, 1986) dans le collectif concerné
par le conflit.
Il nous a alors fallu procéder à une certaine réflexivité sur notre propre position par rapport à
la question du loup et, de manière générale, par rapport à notre sujet de recherche.
Au même titre que les acteurs qu’il étudie, le chercheur est en effet influencé par son vécu, ses
idéologies, sa catégorie socio-professionnelle : il est à la fois « historique et social » (Amblard
et al., 1996). Il devient alors difficile de postuler une absolue neutralité scientifique. Mais il ne
s’agit pas pour autant de revendiquer une posture partiale. A ce titre, la démarche adoptée est
celle de la « sociologie du collectif », empruntée à B. Latour et à laquelle I. Mauz (2006)
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halshs-00358929, version 1 - 4 Feb 2009oppose la « sociologie verte », défenseuse de l’environnement et la « sociologie rouge »,
mettant en exergue les rapports de force et de domination qu’induisent les conflits
environnementaux. La sociologie ou la géographie du collectif tente de mener une analyse,
selon un regard symétrique appliquée à l’ensemble des acteurs. S’il est impossible de croire
en la neutralité du chercheur, il apparaît en effet primordial d’analyser selon les mêmes cadres
de lecture les arguments des uns et des autres pour comprendre finement les controverses et
les conflits. C’est donc de la manière la plus symétrique possible que les arguments les propos
des partisans et des détracteurs du loup et du sanglier ont été analysés.
Mais de ces interrogations sur la neutralité du chercheur, ont découlé d’autres
questionnements concernant la posture du chercheur. L’étude de controverses déstabilise le
modèle habituel de séparation entre chercheurs et profanes. Tout d’abord, nous l’avons dit, les
chercheurs sont des acteurs comme les autres, influencés par leur histoire et leur position
sociale. Ensuite, une revue bibliographique des écrits scientifiques à propos du loup et du
sanglier donne à voir combien les chercheurs eux-mêmes peuvent être atteints par les conflits
et les controverses. Par exemple, à propos du loup, certains d’entre eux ont dénoncé leurs
postures réciproques dans l’appréhension du problème, par article interposé et droit de
réponse. Enfin, les écrits scientifiques alimentent également les controverses : il y a non
seulement une diffusion mais aussi une utilisation de tels écrits chez les profanes eux-mêmes.
Ainsi, la posture scientifique adoptée consiste à mobiliser des courants développant une
sociologie compréhensive. S’ils ont des rationalités limitées, les hommes et les femmes
interrogés sont en effet considérés comme des acteurs qui savent ce qu’ils font. Nous
adoptons donc la posture de B. Latour (1999) et celle de M. Callon, P. Lascoumes et Y.
Barthe (2001) qui remettent en question le grand partage moderne entre profanes et
scientifiques : de fait, nous nous efforçons de traiter sur un même plan les discours de ces
deux types d’acteurs. Une telle démarche a permis, entre autres, de comprendre finement les
controverses et de mettre notamment en évidence la place des écrits scientifiques dans les
conflits qui sont, selon les circonstances, utilisés pour légitimer la posture d’un acteur ou, au
contraire, dénoncés et opposés à des savoirs empiriques.
III. Incertitudes environnementales et imprévisibilités sociales
Mais notre objectif de cerner les liens