La Beauce n’a pas fini d’intriguer les observateurs. Malgré la modestie de son périmètre, sa marginalité et la faiblesse de ses ressources, elle est le cadre d’une industrialisation d’une ampleur pratiquement inégalée. Comment cette région tenue pour traditionnelle sur les plans culturel, religieux et politique peut-elle faire figure de « petit Japon » ? Par quel processus les « jarrets noirs » sont-ils passés de l’échoppe à la grande entreprise ? Pourquoi les Beaucerons sont-ils aujourd’hui si nombreux à revêtir l’habit de l’entrepreneur individuel dans une région pétrie d’identité communautaire ? Jacques Palard a tenu à venir regarder de près cette énigme. Dans cet ouvrage, il élucide la question de l’indiscutable réussite économique de la Beauce. Il démonte les mécanismes sociohistoriques qui rendent compte de la faculté qu’ont les Beaucerons d’échafauder, à partir de peu, un système complexe, fascinant et productif. Par-delà l’incontestable dynamisme des acteurs politiques, économiques et éducatifs, ce sont les valeurs culturelles et les liens sociaux – « tricotés serrés » – qui permettent qu’une alchimie originale opère. Ce succès fait de l’enracinement territorial l’un des moteurs essentiels de l’innovation technologique et organisationnelle de la Beauce. Jacques Palard est directeur de recherche en science politique au CNRS (Université de Bordeaux). Ses travaux, conduits de façon conjointe en France et au Québec, portent sur les rapports entre le champ religieux et le champ politique et sur la transformation de la gouvernance territoriale.
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Extrait
. L A B E A U C E ï N C
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LA BEAUCE INC.
CAPïTAL SOCïAL ET CAPïTALïSME RÉGïONAL
J P
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliotèque et Arcives nationales du Q uébec et Bibliotèque et Arcives Canada
Palard, Jacques
La Beauce inc. : capital social et capitalisme régional
Comprend des réf. bibliogr. ---- e ----
Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouverne-ment du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d ’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien fina ncier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Les raisons sont multiples qui conduisent le cerceur à jeter son dévolu sur un tème d’investigation, à donner sa préférence à un domaine de recerce, à poser ses valises en un lieu. Se mêlent ici des considérations pratiques, des occasions à saisir, des suggestions, sans minimiser le rôle d’une indicible attirance, quitte à ce que celle-ci revête la forme d’une apparente irrationalité. Bref, prend ainsi place tout un ensemble d’éléments contingents qui finissent par s’imposer et inscrire une impérieuse nécessité là où le asard avait, dès l’abord, la bonne part. La recerce engagée sur la Beauce québécoise—à l’occasion d’une année sabbatique ancrée à Québec en -—ne dément pas ce scéma : un an plus tôt, je ne me serais pas même risqué à situer la Beauce sur une carte, moins encore à en définir le contour ou la pysionomie interne. Au détour d’une conversation à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa en octobre , l’évo-cation d’une recerce que j’avais alors récemment conduite sur l’entrepreneuriat industriel dans la Vendée bocagère française a provoqué une réponse aussi assurée que directe de mon interlocu-teur : « Transposée au Québec, votre Vendée, c’est la Beauce ». Le projet de recerce de l’année sabbatique était d’emblée tout tracé : le désir d’aller voir le (presque) même ailleurs l’avait spontanément emporté. Il ne restait plus qu’à mettre le projet en musique et à en définir l’approce problématique et métodologique… La relecture des premières notes prises à la suite de cet écange, mais celle aussi d’une première recerce documentaire sommaire,
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me remettent en mémoire les linéaments qui ont présidé à la défini-tion d’un projet devenu progressivement plus raisonné mais qui ne perdait rien, pour autant, de la force suggestive de l’impression ini-tiale : « Les Beaucerons sont des gens fiers et très entreprenants… Ils s’aiment et se cicanent… Ils s’inventent une insularité artificielle et se créent des frontières imaginaires… Ils sont à la fois prêts à se constituer en petite république et attacés à Québec… Le tau x de pratique religieuse—catolique—y est plus fort que dans la “Vieille Capitale”… » Et comme il n’est de question triviale qui ne recèle un sens cacé, une série d’interrogations centrales a rapidement émergé : le « miracle beauceron » écappe-t-il en vérité à toute intelligibilité ? Serait-il si difficile d’en démonter les ressorts, d’en dégager les pro-cessus et d’en désigner les acteurs ? La soumission volontai re aux règles durkeimiennes de la métode sociologique invite, ici comme ailleurs, à « expliquer le social par le social », et à renvoyer le « mira-cle » à d’autres formes de compréension et d’interprétation du réel. L’engagement par l’INRS Culture et Société, alors dirigé par Frédéric Lesemann et où s’est principalement déroulée mon année sabbatique, d’un dix-uitième volume d’istoire régionale, précisé-ment consacré aux trois « sous-régions » contiguës que constituent la Beauce, les Etcemins et l’Amiante, a permis d’amorcer « naturel-lement » la recerce. Il a offert l’occasion d’une prise de contacts, à titre d’observateur lors des premières réunions du Comité directeur de cette entreprise éditoriale, avec quelques élites régionales aussi bien qu’avec les responsables du Laboratoire de géograpie istorique (Université Laval), maîtres d’œuvre de l’opération. Dès la première réunion, et dans le but de donner des garanties et de se prémunir contre une impression d’incursion universitaire illégitime aux yeux de représentants du « milieu » jaloux de leur propre lecture de l’istoire, les co-auteurs prennent soin de préciser qu’ils se sont assuré la collaboration d’un assistant « beauceron d’origine ». Ces premiers écanges peuvent se lire comme un moment d’apprivoisement et d’interconnaissance entre des « savants », qui afficent leur savoir-faire et font état de leurs connaissances et de leurs métodes, et des « indigènes », qui représententin situ les activités économiques, éducatives, municipales, religieuses et cultu-relles et qui se savent également porteurs d’une mémoire collective. Ces derniers tirent leur propre légitimité et leur droit à la parole non
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seulement de l’appui—notamment financier—apportent à qu’ils l’opération éditoriale, mais aussi et surtout de leur compétence propre à parler, à leur façon, dumême territoire, le leur… On ne saurait s’étonner de voir ainsi s’affronter deux visions potentielle-ment antagoniques : la vision académique décèle un rapport à l’espace (la Beauce comme « arrière-cour de Québec » et comme « porte ouverte sur les États-Unis ») dont on peut trouver ailleurs (par exemple, dans la vallée du Ricelieu) des traductions similaires ; là où les universitaires voient ainsi du « général », les acteurs de la région insistent au contraire sur la spécificité et l’irréductible origi-nalité, et font état d’un rapport vécu à l’espace qui ne saurait, à leurs yeux, supporter de véritable équivalent. Cette même confrontation, fût-elle à distance, a été constante tout au long de mon enquête. Le cerceur est ainsi porté à construire un mode d’investigation et un argumentaire interprétatif qui satis-fassent à la fois le savoir élaboré et l’expérience des acteurs. Il adopte en toute logique une posture ainsi faite de distanciationetd’écoute, tant il est vrai que les représentations sociales des acteurs constituent une donnée à part entière et une composante majeure de la situation à étudier. Le cerceur ne manque pas de clefs de lecture pour rendre compte de ses observations, mais il lui faut aussi se laisser étonner, déranger, surprendre par une configuration socioéconomi-que que beaucoup, non sans de fortes raisons, s’accordent à juger atypique. Là réside précisément toute la ricesse de l’approce compréensive. C’est à cette découverte que le lecteur est invité, ou plutôt associé, puisque le texte qui suit entend accorder une large place à la resti-tution des questions qui, les unes après les autres, ont nourri la démarce de recerce et, peut-être, alimentent la démarce de lecture. L’ouvrage ne tentera donc pas de camoufler les écafaudages qui l’ont progressivement étayé ; bien plutôt, il tentera de définir des pistes alternatives et de préciser pourquoi certaines, préférées à d’autres, seront inventoriées. Le plan d’exposition lui-même, singu-lièrement celui de la seconde partie, est ordonné à la mise en œuvre d’un tel questionnement, dont la dimension métodologique et propédeutique se veut délibérément présente. L’usage du « nous » marquera le plus souvent cette proposition d’association de l’auteur et du lecteur dans cette commune démarce de recerce.
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Cet ouvrage est d’abord et avant tout le fruit de nombreux écan-ges. Écanges sur le terrain, dans le cadre d’entretiens approfondis avec une soixantaine de Beauceronnes et de Beaucerons (cefs d’en-treprises, élus, responsables éducatifs ou associatifs, syndicalistes, membres des administrations locales, régionales et provinciales, abitants…) qui m’ont ouvert leur porte et ont accepté de me faire part de leur vision de la société régionale et de leur projet collectif ou personnel ; Daniel Carrier et Yvan Carette, au cœur de la Société du patrimoine des Beaucerons, sont de ceux-là. Écanges aussi avec celles et ceux qui se sont prêtés à la confrontation des données et des interprétations, et qui m’ont fait part de leurs commentaires et suggestions au terme de la lecture d’une première version du texte : Micel Caseault, Jean Crête, Nicole Grangé-Palard, Xabier Itçaina, Simon Langlois, Paul-André Linteau, Claude Morin, Sandra Woolfrey. Pour la contribution qu’ils m’ont apportée à l’une ou l’autre des étapes de cette entreprise, je remercie également Claude Basset, Marie-Claude Bolduc, Daniel Caîné, Micel Clice, Gaétan Eeckoudt, Bernard Gagnon, Fernand Harvey, Raymond Hudon, Georges Lamy, Alain Lavallée, Diane Pouliot, Marjolaine Provost, Denis Sylvain et Josep Yvon hériault. La réalisation des cartes doit tout à la soigneuse et imaginative compétence de Monique Perronnet et de Rémy Barbonne, et la préparation de la version finale du manuscrit aux qualités de perspicacité et de disponibilité d’Armelle Jézéquel et de Jeanne Capdeville. L’actif travail éditorial de Nadine Tremblay a permis, de la façon la plus opportune, de faire « bouger les lignes ». Enfin, cette recerce a bénéficié de l’appui financier du Conseil régional d’Aquitaine, de Sciences Po Bordeaux, du Plan Urbanisme Construction Arcitecture (ministère français de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables), en particulier de l’accueillante attention d’Évelyne Perrin, ainsi que de Bibliotèque et Arcives nationales du Québec (BAnQ) : Isabelle Crevier et Sopie Montreuil ont apporté l’appui de leur institution et leur savoir à ce projet de recerce. À toutes et à tous, j’exprime ma profonde gratitude.
ï N T R O D U C T ï O N
Mener l’enquête : les condItIons terrItorIales de l’InnovatIon
Partir à la découverte d’une nouvelle région est toujours une aven-ture, pour le voyageur comme pour le cerceur. Il y faut de la patience, un peu d’ingénuité, quelques métodes et, surtout, la ferme intention d’observer et d’écouter. C’est cette démarce qui permet la compréension, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire l’aptitude à « com-prendre », à « prendre ensemble », à associer des éléments apparemment épars ou étrangers les uns aux autres, à dégager l’esprit du lieu, ou ce que d’aucuns proposent de nommer la « conscience de place ». La découverte de la Beauce a participé de cette démarce et de cet état d’esprit. Ce territoire est une compo-sante de la région Caudière-Appalaces, qui a Montmagny pour ville centre et qui est située sur la rive sud du Saint-Laurent, entre les régions de l’Estrie et du Centre-du-Québec, à l’ouest, celle de La Capitale-Nationale, au nord, et celle du Bas-Saint-Laurent, à l’est (carte ). er Depuis le janvier , en application de la politique québécoise de fusion des municipalités des régions urbaines, la Ville de Lévis regroupe municipalités et, par voie de conséquence, les ex-Municipalités régionales de comtés (MRC, instances de coopération intermunicipale) des Cutes-de-la-Caudière et de Desjardins, qui couvraient leur territoire ; depuis lors, la région Caudière-Appalaces compte la Ville de Lévis et neuf MRC. Avant cette date, elle en comptait (carte ).